Bye bye Turbin, par Yves le Manach: récit prolétarien des années 1968

Au milieu des années 1990, une personne liée au groupe Os Cangacieros, récemment disparu, nous a transmis une photocopie du livre d’Yves Bye bye turbin. Cela s’est fait d’une manière nonchalante, sans grand commentaire, mais avec la suggestion non formulée de faire quelque chose de ce matériel. Peu après, Yves nous a envoyé des copies de ses articles par la poste. En partie à cause de la façon dont les feuilles de papier A4 étaient pliées, nous les avons trouvées difficiles à lire parce que les « pages » ne se suivaient pas et qu’il fallait les tourner et les retourner pour les lire. Nous connaissions suffisamment Yves pour savoir qu’il s’agissait d’une personne qui inspirait le respect. Dans notre esprit, il a été associé à John Dennis, le mineur révolutionnaire du Yorkshire, qui avait des intérêts aussi vastes que les siens, assimilant chaque parcelle de connaissance pour en faire une vision de la façon dont les choses pourraient être. En fait, ils se ressemblent même l’un l’autre !

Les titres des feuilles étaient frappants et nous étions flattés qu’Yves nous les ait envoyés. Nous nous souvenons encore d’avoir reçu celui sur Rimbaud et la Corbière – et aussi celui avec les trois singes en guise de tête de mât – une réflexion acide sur le débordisme et mieux que les habituelles conneries réactionnaires sur le génie incontestable de Debord qui se poursuivent encore aujourd’hui, par exemple avec Will Self et la multitude de topographes des profondeurs qui esthétisent la déréliction industrielle.

 

Yves espérait-il que nous en fassions quelque chose ? Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il vaut mieux tard que jamais. A peu près à la même époque, nous avons également reçu quelques livres non sollicités de la part des Editions Encyclopedie de Nuisances. Le matériel d’Yves et les livres sur les nuisances étaient les bienvenus. Il n’y a jamais eu de lettre d’accompagnement de la part des gens de Nuisances, bien qu’il y ait eu une lettre manuscrite d’Yves, qui a malheureusement été jetée par accident. Nous nous sentons toujours malheureux de ne pas l’avoir reconnue. Yves et le matériel Nuisance semblaient étrangement liés, mais nous y reviendrons plus tard.

Yves Le Manach fait figure de solitaire : Ajusteur de métier, il s’est attelé presque seul, à partir du milieu des années 60, à la tâche redoutable d’exposer, à sa manière inimitable, la totalité du projet révolutionnaire qui ne laisse pas de marbre. C’est tout à son honneur d’avoir entrepris une telle tâche. Il n’est pas étonnant qu’il soit français. Aucun autre ouvrier industriel n’a jamais tenté un tel exploit, et encore moins réussi. Pourtant, cette quête se cache souvent au fond du cœur de bien d’autres travailleurs industriels, et seul l’œil expérimenté est capable de la déceler dans une remarque fortuite, une lueur visionnaire dans le regard, un geste impatient, etc. C’est ce que nous savons depuis notre enfance et notre jeunesse dans les comtés de Durham et du Yorkshire de l’Ouest. C’est ce que nous savons grâce à notre enfance et à notre jeunesse dans le comté de Durham et le West Yorkshire, ainsi qu’à notre longue expérience des chantiers de construction, où nous avons eu la chance de rencontrer une étonnante variété de personnages. Seuls quelques-uns d’entre eux ressemblaient aux silhouettes en carton du mythe de l’ouvrier du bâtiment bourgeois. Dans l’état actuel des choses, Yves reste le travailleur anti-travail le plus avancé, le plus contemporain au monde. Sa vision d’un nouveau multivers cosmique post-capitaliste ajoute cette touche essentielle de promesse utopique aux mornes spéculations des scientifiques académiques sur le multivers, qui éludent invariablement la nécessité d’un changement total sur ce bout de planète. La vie d’Yves est devenue une référence dont tous les aspirants travailleurs anti-travailleurs totalisants peuvent s’inspirer.

Yves Le Manach n’étant qu’un nom dans le monde anglophone, une introduction s’impose. Ce qui suit est un mélange de précis, de sélection et d’une tentative de traduction correcte de certains des articles de l’artichaut. Il s’agit du premier recueil de ce type en anglais et l’on peut légitimement se demander pourquoi nous n’avons pas traduit l’intégralité de ce matériel. Eh bien, notre français, pour dire les choses franchement, n’est pas assez bon. Et nous savons à quel point les traductions inadéquates sont rapidement tournées en dérision. Comme nous n’avions personne pour nous aider, un précis plus restait la meilleure solution. Alors, malgré tous ses défauts, on ne peut que se demander qui d’autre était prêt à le faire ? Les universitaires ? Il n’y a pas la moindre chance, car il n’y a pas de gloire, pas de reconnaissance, pas d’opportunités de carrière – et, surtout, pas d’argent ! N’oublions pas non plus que nous avons été largement « éduqués » (à défaut d’un meilleur terme) dans des écoles d’évier situées principalement dans des régions minières et que nous n’avons jamais reçu d’enseignement sérieux du français ou de toute autre langue, y compris l’anglais d’ailleurs ! (Cependant, nous nous souvenons d’avoir reçu des formulaires de trigonométrie bien remplis, comme ceux qu’Yves reproduit dans Bye bye turbin). En tant qu’autodidactes, nos connaissances des autres langues ont été acquises de manière aléatoire et nous nous sommes assis un jour, déterminés à prouver que les nombreux pédagogues brutaux et frustrés, qui nous ont radiés dès notre plus jeune âge, avaient tort sur à peu près tous les points. Dans les précis / traductions cum translatez qui suivent, il y a parfois des apartés et des commentaires pour aider l’argumentation et peut-être faire ressortir un point. Ils sont le plus souvent entre parenthèses et portent parfois la mention TN (Translators Notes), même s’ils ne méritent guère d’être qualifiés de traduction. Peut-être aussi pourquoi ne pas lire ce qui suit à la lumière des précis de Coleridge sur Schiller dans Biographia Literaria avec l’avenant que Coleridge a parfois revendiqué des précis, en particulier de Kant, comme étant ses propres pensées !

Ce qui ressort des écrits de ce type, c’est une pure authenticité. Il n’y a pas le moindre soupçon de style académique et si les écrits d’Yves sont parfois un peu abscons, nous pouvons être sûrs qu’ils ne sont pas délibérés et conçus pour tromper un public d’étudiants naïfs en leur faisant accepter un doux charabia sans queue ni tête. Yves est toujours convaincant et mémorable, mais même en France, où la théorie de qualité, juste pour dire, compte encore pour quelque chose, Yves, au cours des 35 dernières années, est resté dans l’ombre alors que tous les professionnels du racket post-moderniste, de Baudrillard, Deleuze, Derrida, etc. ont été massivement acclamés – et ont reçu l’argent et le statut qui vont avec. S’ils ne sont pas directement les victimes économiques de la crise, ils en sont certainement les principales victimes idéologiques, plus encore que leurs homologues économistes de la fin de l’histoire et du libre marché, dont les idées continuent de régner, mais maintenant sous la forme d’une technocratie impartiale. Cependant, le règne complaisant des premiers touche à sa fin et le champ est désormais plus ouvert aux théories radicales qu’il ne l’a jamais été depuis la fin des années 1960. Dans l’un des petits textes imprimés ici, Yves ne manifeste que du mépris pour l’un de ses précurseurs, l’ancien nouveau philosophe Bernard Henri Levy. Les contributions presque oubliées d’Yves Le Manach brillent encore de mille feux, même si, jusqu’à présent, elles n’ont été perçues que par un petit nombre de personnes.

De toute évidence, ce qui est devenu le livre le plus remarquable de Le Manach, Bye bye turbin, s’est retrouvé, dès sa publication, en tête de la liste des livres les plus volés en France. À l’époque, il a été qualifié de livre qui « a ébloui le monde ». Lorsqu’il a été traduit en espagnol, les ouvriers de Barcelone l’ont également arraché des librairies. Une partie du livre a également été publiée en allemand (voir ci-dessus). Et comment aurait-il été accueilli ici ? Sans aucun doute, il aurait eu un lectorat même parmi les travailleurs industriels ; par exemple, peut-être parmi les ouvriers des chantiers navals de Tyneside où l’héritage souterrain de Jack Common est resté fort (Common appartenait aux décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale et a également lutté, à partir de sa condition de prolétaire, pour rassembler une totalité unique qui contient une critique embryonnaire de l’art et de l’urbanisme). Cependant, contrairement à Common, ce qui aurait manqué à Yves en ces temps évidemment plus éclairés, c’est un éditeur. Enfin, et c’est tout à fait dans l’air du temps, dès que quelque chose de vraiment valable commence à faire fondre la glace de l’aliénation, on le transforme en son contraire. Un groupe de pop français formé à Caen en 1979 s’est approprié le titre du livre.

 

Il est en effet étonnant de constater à quel point les travailleurs largement autodidactes se ressemblent, quel que soit le pays ou la partie du globe d’où ils viennent. Ils ont une capacité insatiable à s’approprier et à tirer profit de tout ce qu’ils rencontrent. Car tout les touche et ils synthétisent spontanément, comme si la volonté de totalité était pour eux une seconde nature, et rien n’est plus étranger qu’un particulier discret car tout doit être inclus dans le cadre de la lutte des classes. Pour eux, apprendre est toujours un acte de classe. Yves avait manifestement une certaine connaissance de la relativité et pensait qu’elle devait faire partie du projet révolutionnaire. Il semble même malvenu de vouloir arrêter le flot désinhibé de la spéculation et de souligner que la notion de temps d’Einstein en tant que 4e dimension n’est pas la même que le temps de la production capitaliste. Il est facile de se sentir supérieur, jusqu’à ce que nous nous demandions si les idées d’Einstein auraient vu le jour sans la croissance des industries électriques et des écoles techniques – toutes alimentées par le capitalisme – qui les ont accompagnées. Une vingtaine d’années avant Yves, cet autre travailleur révolutionnaire, mentionné précédemment, Jack Common, avait écrit sur la théorie de Hoyle, Gold et Bondi concernant le système d’état stable de l’univers. Une fois de plus, notre mémoire est mise à rude épreuve et nous revenons aux années 1950, dans les comtés de Durham et de Tyneside, en nous souvenant que, relativement jeunes, nous avions écouté des élèves d’écoles techniques discuter d’Einstein. L’un d’entre eux était aussi passionné que nous par les papillons et les insectes et avait reçu des coups de bâton sadiques de la part d’un directeur d’école voyou pour avoir relâché des abeilles dans une salle de classe. Il ne s’agit pas d’une parenthèse sans intérêt. Il montre plutôt à quel point les communautés de la classe ouvrière pouvaient faire preuve d’une curiosité débridée et à quel point l’esprit de recherche, en particulier l’expérimentation sauvage qui l’accompagnait, était perçu comme une menace pour l’ordre établi.

Quant à Bye bye turbin, quel livre a jamais commencé par un chapitre entièrement constitué de tables trigonométriques, sans rien d’autre qu’une citation introductive de Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne ? Quelle conclusion devons-nous tirer de ce contraste ? Qu’Yves était en quelque sorte fier de savoir utiliser ces tables ? Signifiait-il sa différence et sa distance par rapport au milieu étudiant « révolutionnaire », car ce n’est pas l’amphithéâtre mais l’atelier qui se trouve en face d’elles ? Ou bien insinuait-il que ces tables sont désormais inutiles et d’une importance insignifiante par rapport à ce que Lefebvre a à dire. Autrefois, laissées telles quelles, elles auraient pu figurer dans un manifeste futuriste ou constructiviste, les tables de sinus et de cosinus chantant la supériorité de l’ingénierie et de la science sur celle du musée des beaux-arts. Aujourd’hui, comme tout le reste, ils font partie d’une esthétique usée, leur reproduction, riche en ironie, est un coup d’essai ouvrier pour un ready-made réussi qui n’est pas destiné à être exposé dans une galerie. L’expression « Pour l’usage de la mécanique » peut sembler être un double sens. En réalité, il n’a qu’un seul sens, celui de jeter les tables, d’être à la hauteur et de devenir la force révolutionnaire créatrice qui abolit toutes les classes, y compris la sienne.

Au départ, Bye bye turbin était une série de notes disparates rassemblées au hasard à la fin des années 1960. Yves décrit dans l’avant-propos comment il notait des idées sur des bouts de papier au travail et dans le métro, les rédigeant plus complètement le soir en s’abreuvant d’une bouteille de vin d’un litre. Rédigé par un véritable ouvrier industriel, sa publication a marqué un tournant dans l’histoire de l’Internationale situationniste, qui, en tant qu’organisation, n’avait plus qu’à se coucher. Elle indique en effet la direction que l’héritage de la pensée situationniste aurait voulu prendre, maintenant que son flirt avec l’avant-garde artistique était bel et bien terminé. Le « mouvement ouvrier » renaissait comme un mouvement potentiellement ouvert, sensible comme jamais à la critique de toutes les aliénations. Et Yves était l’exemple même de ce mouvement d’en bas qui exigeait un changement révolutionnaire total. La voie était désormais tracée, il n’y avait aucun doute à ce sujet, mais elle devait aussi rester un espoir déçu, un espoir qui demandait encore à renaître. Mais les « anciens » de l’IS n’ont jamais pu s’engager dans cette voie, cette tâche revenant bon gré mal gré à une jeune génération qui se sentait obligée de prendre ses distances avec ce qui restait de l’IS, principalement la figure de Debord, ses acolytes et un syndrome « notre parti » qui favorisait un système d’apparat, bien que doté des apparatchiks les plus conscients et les plus intelligents de l’histoire !

Cependant, parmi ceux qui se placent délibérément à l’extérieur de « notre parti », parmi cette jeune génération de réfractaires au travail, certains commenceront à s’orienter vers un nouvel intérêt pour le « travail », voyant, en particulier dans l’agriculture et le bâtiment (les deux se frottant l’un à l’autre de manière souvent surprenante), un potentiel de transformation à peine soupçonné. Il n’y a pas encore eu ne serait-ce que le début d’une recherche théorique digne de ce nom sur cette dérive hautement significative, en fait la plus importante depuis la disparition de l’IS, et qui a encore un monde à gagner. Pendant ce temps, toutes les deux semaines ou presque, sort un nouveau livre académique de pacotille traitant de la relation entre l’avant-garde culturelle et l’IS. Après la mort soudaine du post-modernisme, il commence à être le seul jeu en ville et on ne peut que spéculer sur l’effet pernicieux qu’il aura sur un mouvement révolutionnaire naissant qui a encore beaucoup de retard à rattraper. Mais de cette importante scène néo-paysanne et néo-bâtisseuse, pas un mot. Le fait d’écrire sur ce sujet ne nous permettra pas d’obtenir un poste de professeur et il faut espérer qu’il en restera ainsi, car nous ne voulons jamais être un tremplin vers le « succès » académique.

S’il y a eu des nuances d’un groupuscule des derniers jours parmi la néo-paysannerie (c’est-à-dire dans certains aspects de la Confédération paysanne au début des années 1990), il n’y a certainement rien de semblable parmi les néo-travailleurs de la construction. Cette dernière évolution de la construction et de l’agriculture va à l’encontre d’une agriculture industrielle toujours plus intensive et d’une industrie de la construction tout aussi mécanisée, standardisée et technocratique qui ressemble de plus en plus à Legoland. Tels qu’ils sont pratiqués par le néo-paysan et le néo-bâtisseur, ces « métiers » sont largement ouverts, chacun d’entre nous ne souhaitant rien d’autre que de devenir un agriculteur et un bâtisseur au sens le plus large et le plus étendu du terme, tout en sachant que cette trajectoire n’a de chance de se réaliser que grâce au dépérissement du mode de production capitaliste.

Lorsque Le Manach a écrit Bye bye turbin, il était ingénieur d’atelier (ajusteur) et travaillait dans une usine d’aviation à Courbevoie, à Paris. Mais il était plus que vaguement familier de la théorie et de l’activité situationnistes avant l’explosion de 1968. Il avait appartenu au parti communiste (Ligue communiste révolutionnaire) avant de passer à une organisation trotskiste qu’il a rapidement abandonnée. Il a vécu très tôt dans le même arrondissement que Guy Debord et Michele Bernstein et les a connus de vue, ainsi que leurs amis, dont plusieurs lettristes internationaux.

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