Les syndicats du Québec s’apprêtent à trahir la lutte contractuelle de 650 000 travailleurs du secteur public
par Louis Girard
Près de six mois après l’expiration, le 31 mars, des conventions collectives couvrant 650 000 travailleurs hospitaliers, infirmières, enseignants des écoles publiques et autres travailleurs du secteur public du Québec, les dirigeants du Front commun – une alliance intersyndicale représentant 420 000 d’entre eux – ont annoncé qu’ils sonderaient leurs membres sur une éventuelle grève.
Ces votes se tiendront dans un contexte social et politique explosif. D’une part, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), avec le plein appui des grandes entreprises, est déterminé à imposer des concessions massives aux travailleurs du secteur public. D’autre part, les travailleurs sont déterminés à mettre fin à des décennies de baisse des salaires réels et d’augmentation de la charge de travail. En outre, la colère populaire est grande face à l’état déplorable des services publics. Les sondages montrent un large soutien aux revendications des travailleurs du secteur public, qui demandent une amélioration des salaires et des conditions de travail, ainsi que des investissements importants dans les soins de santé et l’éducation.
La détermination des travailleurs à lutter a été mise en évidence le week-end dernier lors d’une manifestation du Front commun à Montréal, à laquelle plus de 60 000 personnes ont participé. Le World Socialist Web Site rendra compte séparément de la manifestation du 23 septembre dans les prochains jours.
En annonçant les votes de grève, les dirigeants du Front commun ont dit qu’ils étaient » face à un mur » à la table de négociation. Ils ont ainsi tacitement admis que leur » stratégie » consistant à poursuivre le » dialogue social » avec le premier ministre du Québec, François Legault, et à traiter son gouvernement de la CAQ comme un » partenaire » a complètement échoué.
La CAQ est déterminée à intensifier l’attaque contre les services publics et les conditions de travail menée par ses prédécesseurs libéraux et du Parti Québécois. Elle maintient son offre provocatrice d’une augmentation salariale de 9 % sur cinq ans – une réduction massive des salaires en termes réels si l’on tient compte de l’inflation. Il cherche à réduire les pensions et à accroître la « flexibilité » sur le lieu de travail, ce qui se traduit par une augmentation de la charge de travail des travailleurs, et il promet de poursuivre les privatisations. Le mépris du gouvernement pour les services publics et les travailleurs qui en dépendent a été mis en évidence par les récents commentaires du ministre de l’éducation, le célèbre homme de droite Bernard Drainville. Confronté à une pénurie de milliers d’enseignants, Drainville a annoncé que l’objectif du gouvernement était d’avoir « un adulte » – c’est-à-dire pas un enseignant formé – « dans chaque salle de classe ».
Les dirigeants des trois grandes centrales syndicales (CSN, CSQ et FTQ), rejoints par l’ATPS, ont baptisé leur alliance temporaire dans le secteur public » Front commun » pour se donner un faux air de militantisme. Dans l’esprit des travailleurs, le terme Front commun est associé aux luttes militantes du début des années 1970, lorsque les travailleurs ont défié à plusieurs reprises les injonctions et les lois anti-grève des tribunaux et ont obtenu des gains importants.
Cette posture frauduleuse de militantisme et les votes de grève font partie de la manœuvre de la bureaucratie syndicale pour éviter une confrontation politique avec le gouvernement de la CAQ tout en gardant le contrôle sur une base de travailleurs rétive. Les travailleurs ont montré à plusieurs reprises qu’ils étaient prêts à se battre, notamment par le biais d’une vague de grèves » illégales » des infirmières au cours des deux dernières années. De nombreux travailleurs ont critiqué de manière virulente les dirigeants syndicaux sur les médias sociaux.
La stratégie des syndicats, y compris ceux qui ne font pas partie du Front commun – la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) et la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) – reste la même que depuis des décennies. Il s’agit de confiner la lutte dans le cadre étroit de la « négociation » d’une convention collective dont les paramètres financiers ont été fixés à l’avance par le gouvernement et que les syndicats n’ont pas l’intention de remettre sérieusement en question. Ils font durer les négociations aussi longtemps que possible, afin de désamorcer la colère des travailleurs et de démoraliser la base, puis utilisent l’adoption ou la menace d’une loi criminalisant l’action syndicale pour imposer des accords de capitulation.
C’est en supprimant les luttes des travailleurs que la bureaucratie syndicale pro-capitaliste maintient la relation corporatiste qu’elle a développée au cours des quatre dernières décennies avec les patrons et l’État – la base des salaires à six chiffres et des autres privilèges qu’elle reçoit en retour.
La dernière chose que la direction syndicale souhaite, c’est une grève illimitée du secteur public, qui pourrait devenir le fer de lance d’une contre-offensive politique de la classe ouvrière contre le programme d’austérité de la classe dirigeante au Québec et dans l’ensemble du Canada.
C’est ce que démontrent les récents commentaires des dirigeants syndicaux eux-mêmes. Ils ont insisté sur le fait que toute grève illimitée dans le secteur public, dont ils contrôlent exclusivement le calendrier, doit être « précédée de séquences de grève », c’est-à-dire d’une longue série de débrayages partiels et rotatifs.
Du point de vue des bureaucrates syndicaux, ces grèves seraient conçues non pas pour mobiliser les travailleurs en tant que force sociale indépendante et rallier le soutien de l’opinion publique contre le démantèlement des services publics. Ils y voient plutôt un autre « moyen de pression », un vain appel au gouvernement pour qu’il abandonne sa ligne dure, et dont l’objectif principal est de démobiliser et de diviser les travailleurs.
La présidente de la FTQ (Fédération des travailleurs du Québec), Magali Picard, a déclaré qu’elle espérait parvenir à un accord avec le gouvernement avant Noël si celui-ci présentait « des offres respectables avec au moins un rattrapage salarial ». En d’autres termes, les bureaucrates syndicaux veulent continuer à négocier à huis clos avec le gouvernement pendant encore de nombreux mois, tout en se réservant le droit de déclencher tout mouvement de grève, sous prétexte d’avoir obtenu une nouvelle « entente historique » avec le gouvernement. Un tel accord serait en fait plein de concessions. Les dirigeants syndicaux ont également fait savoir qu’ils s’engageaient à veiller à ce que toute la législation anti-travailleurs sur les services essentiels, qui limite le droit de grève fondamental, soit strictement respectée.
Si les dirigeants syndicaux se trouvaient contraints, sous la pression de la base, de déclencher une grève illimitée à l’échelle de la province, ils utiliseraient immédiatement la menace d’une loi de retour au travail pour dire que » rien ne peut être fait » et que leurs membres doivent se plier aux diktats anti-travailleurs du gouvernement. C’est exactement ce qu’ils ont fait en 2015 face à l’opposition croissante de la base à leur acceptation des réductions salariales et à leur inaction face aux réductions massives des dépenses sociales mises en œuvre par le gouvernement libéral de Philippe Couillard.
Les travailleurs du secteur public doivent reconnaître qu’ils sont confrontés à une lutte politique. Ce n’est pas seulement parce que leur employeur est le gouvernement, mais parce que leurs revendications pour des services publics de qualité, de meilleurs salaires et des conditions de travail décentes entrent en conflit avec les intérêts vitaux de la classe capitaliste dominante, au Québec et partout au Canada. Et ce, quelle que soit l’étiquette politique du parti au pouvoir, qu’il s’agisse de la CAQ, des indépendantistes du Parti québécois ou des fédéralistes du Parti libéral du Québec au niveau provincial, du NPD social-démocrate, des conservateurs ou des libéraux de Justin Trudeau au niveau fédéral.
L’intransigeance de la CAQ et de M. Legault, lui-même ex-PDG multimillionnaire, exprime les exigences des banques et des grandes entreprises. Elles considèrent les services publics, les salaires et les pensions comme une ponction inacceptable sur leurs gigantesques profits. Ils mènent également une guerre de classe contre les travailleurs du secteur privé et de l’industrie manufacturière, dont M. Legault a dénoncé les salaires « trop élevés ».
Il s’agit de la même attitude anti-travailleur adoptée par l’élite dirigeante face à la pandémie de COVID-19. Désireuse de maintenir le flux des profits, la CAQ a poussé à la réouverture prématurée des écoles et des lieux de travail, entraînant des vagues successives du coronavirus mortel, qui continue d’évoluer et de se propager. Les syndicats ont pleinement soutenu cette politique meurtrière, qui a accéléré la détérioration des services publics et fait en sorte que pas moins de 10 % de tous les travailleurs de la santé de première ligne ont contracté le Long COVID.
Les lois chauvines que la CAQ a placées au cœur de son pouvoir, comme les projets de loi 9, 21 et 96, visent toutes à diviser les travailleurs selon des critères ethnolinguistiques et à attiser le nationalisme québécois. Ce dernier, défendu bec et ongles par la classe dirigeante et les syndicats, est le ciment idéologique réactionnaire du pouvoir de la bourgeoisie québécoise. Au cœur du nationalisme québécois se trouve la fausse idée que les travailleurs francophones ont plus en commun avec les capitalistes francophones qu’avec leurs frères et sœurs anglophones et allophones d’Amérique du Nord.
La tâche urgente des travailleurs n’est pas d’exiger le » respect » du gouvernement de la CAQ, mais de se tourner vers leurs alliés naturels : la classe ouvrière du Québec, du reste du Canada et de l’étranger. Les travailleurs du secteur public doivent se considérer comme un contingent important de la classe ouvrière internationale, qui reprend le chemin de la lutte de masse. La majorité des travailleurs québécois parlent une langue différente de celle de leurs frères nord-américains, mais ils sont tous confrontés aux mêmes syndicats perfides et à la même classe capitaliste déterminée à leur faire payer la crise profonde du capitalisme mondial et ses guerres ruineuses.
Aucune lutte ne peut avancer sans remettre en cause la subordination de la société à une poignée d’ultra-riches. Pour obtenir leurs justes revendications, les travailleurs du secteur public doivent s’organiser indépendamment de la bureaucratie syndicale, en formant des comités de base qui prendront comme point de départ les besoins des travailleurs, et non ce que la classe dirigeante dit qu’elle peut « se permettre ».
Ces comités permettront aux travailleurs de communiquer, d’échanger des informations et de coordonner leurs luttes avec leurs puissants alliés dans l’ensemble de la classe ouvrière, au Québec et au-delà.
Ceci doit être combiné avec une lutte politique pour briser le monopole des riches sur la vie sociale et réorganiser les ressources de la société de façon rationnelle et démocratique, sur la base des besoins humains et non du profit privé.
Source: https://www.wsws.org/en/articles/2023/09/26/vyxk-s26.html