« L’heure est grève! » Analyse de la séquence 2021-2023 par Wildcat (DE)

« L’heure est grève » !

Contre l’inflation, il y a une uniformité globale des protestations. Une étude de la Friedrich-Ebert-Stiftung recense plus de 12 500 manifestations dans 148 pays entre novembre 2021 et octobre 2022. Les gens sont descendus dans la rue pour réclamer une baisse des prix de l’énergie, en particulier pour les transports, la cuisine, le chauffage et l’électricité. Au cours des protestations, les revendications se sont radicalisées : contre les abus politiques, contre la corruption… Par leur ampleur et leur étendue géographique, les manifestations sont « sans précédent ». Les principales régions concernées étaient l’Amérique du Sud, les Caraïbes et l’Asie du Sud (notamment le Pakistan, l’Équateur, l’Inde et l’Indonésie). Mais plus de 350 manifestations contre la hausse des prix ont également eu lieu dans des pays d’Europe occidentale comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Environ un tiers des protestations ont été organisées par des syndicats et des ONG qui leur sont proches. Les femmes ont mené 241 manifestations, dont certaines dans les pays les plus misogynes comme l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde.

Des mouvements particulièrement forts avaient déjà eu lieu en Colombie, au Soudan et au Myanmar. En 2022, le Sri Lanka, le Bangladesh, le Panama et l’Équateur, entre autres, ont rejoint le mouvement. Depuis l’automne 2022, l’Iran et maintenant le Pérou.

Sommes-nous en train de vivre un moment comme dans les années 1960 ? Des mobilisations « antisystème » dans le Sud, des luttes ouvrières qui s’étendent et une critique croissante du travail capitaliste ?

Dans l’élan révolutionnaire de la fin des années 1960, un mouvement de jeunesse, des mouvements de libération anticoloniaux et des luttes ouvrières se sont rencontrés. Au final, la révolution n’a pas eu lieu, mais les mouvements ont eu un effet démocratisant et ont par exemple enfin commencé à travailler sur l’histoire du national-socialisme en RFA. Les luttes des ouvriers de l’industrie ont apporté une forte poussée égalisatrice – suppression des groupes à bas salaires, participation aux décisions, etc. – et ont forcé le capital à se restructurer. L’inégalité globale a également diminué par la suite. Dans les années 80, de nombreux théoriciens ont annoncé la fin de la classe ouvrière – paradoxalement parce qu’elle avait « trop bien réussi » sur le plan économique. Les salaires ont tellement augmenté que les enfants ont pu faire des études et qu’une « classe moyenne » est apparue dans un nombre croissant de pays. Mais les luttes ouvrières s’affaiblissaient et la contre-attaque était en marche (« néolibéralisme », mondialisation).

La crise de 2008 marque la fin de la croyance en un capitalisme victorieux qui crée une prospérité universelle et permet à la prochaine génération de s’élever socialement. Les « Food Riots » dans le Sud du monde en 2007/08, les soulèvements en Afrique du Nord en 2011, à Ferguson en 2014 et à Baltimore en 2015, les Gilets jaunes en France en 2018, le mouvement militant au Chili en 2019, etc. en sont l’expression. Aux États-Unis, en Europe de l’Est, en Turquie, au Moyen-Orient, au Kazakhstan, au Brésil, au Mexique, en Inde, en Chine et au Bangladesh, des grèves impressionnantes ont eu lieu durant la phase 2010-2019. Toutefois, en Chine, les luttes ouvrières ont massivement diminué depuis 2013/14. Les confinements suite aux COVID 19 ont marqué une pause dans cette évolution.

Lors de la pandémie, pour la première fois dans l’histoire, tout le monde a ressenti simultanément les effets des règles de quarantaine, des confinements, de la surcharge du système de santé, etc. Pour la première fois, nous avons dû agir de manière structurellement similaire dans le monde entier au cours du premier semestre 2020 – bien qu’il y ait eu de grandes différences dans la manière dont les gouvernements nationaux ont réagi à la pandémie. Pendant la pandémie, les contradictions du capitalisme sont apparues au grand jour : exploitation des travailleurs « d’importance systémique », profits des entrepreneurs au détriment des infrastructures en ruine, espérance de vie en baisse pour la majeure partie de la population au milieu d’une médecine de pointe. Alors que dans certains pays, les restrictions liées à la pandémie ont permis de réprimer efficacement la lutte des classes (France, Chili), dans d’autres pays, elle a rapidement repris (États-Unis, Mexique). En Italie, les ouvriers de l’industrie ont mené des grèves pour obtenir des mesures de protection.

Dans la constellation qui a suivi la fin des confinements à partir du second semetre 2020 – chaînes d’approvisionnement rompues et pénurie de main-d’œuvre – s’est ajouté un nouveau rejet du travail – « Corona-Klarheit » dans les pays germanophones, « Big Quit » aux États-Unis, « La Grande Démission » en France, « Tangping » (« à plat ») en Chine. Soudain, la classe ouvrière leur échappe.
Et maintenant, depuis l’été 2021, le renchérissement. Une fois de plus, la majorité de l’humanité souffre simultanément – mais de manière très différente – de la hausse des prix de l’énergie et de taux d’inflation à deux chiffres – tandis que de nombreuses multinationales versent pour la énième année consécutive des dividendes records à leurs actionnaires.

C’est dans ce contexte qu’une vague de grèves se propage depuis 2021.

ÉTATS-UNIS

Aux Etats-Unis, des centaines de milliers de personnes ont participé à des grèves au cours des trois dernières années. Certaines ont été très importantes : 48 000 employés des universités californiennes, plusieurs milliers dans les hôpitaux, des grèves à répétition des enseignants… Les employés des universités ont obtenu des augmentations de salaire de 20 à 80 % fin 2022, après un conflit social de cinq semaines. A cela s’ajoutent constamment de petites grèves, le plus souvent dans les grandes agglomérations dans les entreprises de services, comme par exemple les walkouts interrégionaux chez Starbucks, mais aussi dans des régions plutôt conservatrices et dans des centres beaucoup plus petits, mais économiquement importants, dans les États du Sud. La plupart du temps, quelques dizaines d’ouvriers syndiqués de certains départements d’usines de taille moyenne y font grève.

En 2022, 23 grèves impliquant 1000 travailleurs ou plus ont eu lieu aux États-Unis, ce qui est nettement supérieur à la moyenne sur 20 ans. Sur les 120 600 travailleurs impliqués, 118 400 étaient employés dans les services, dont plus de la moitié dans le secteur public. Les quelques « grandes » grèves dans la production, avec seulement 2200 participants, s’expliquent par les nombreuses grèves d’usine en 2021, conclues par les syndicats avec des conventions collectives pluriannuelles. Tant que la convention collective est en vigueur, on est tenu de ne pas bouger.

En 2022, plus de 200 000 travailleurs se sont syndiqués, mais le taux de syndicalisation a continué à baisser parce que l’emploi a augmenté beaucoup plus massivement. Malgré les licenciements massifs dans le secteur « tech », il y a une pénurie de main-d’œuvre. De nombreux entrepreneurs dans d’autres secteurs recherchent tellement de personnes que les travailleurs nouvellement embauchés ou réembauchés sont en bonne position, même sans être membres d’un syndicat. Et nombreux sont ceux qui ont quitté leurs emplois à bas salaire dans la santé, l’hôtellerie ou l’éducation pour des secteurs mieux rémunérés. Par exemple, un nombre supérieur à la moyenne de femmes noires sont devenues chauffeurs de camion. Les travailleurs noirs ont connu la croissance salariale la plus rapide de tous les groupes ethniques en 2022, avec une moyenne de 11,3 % (7,4 % pour l’ensemble des travailleurs).

Fin 2022, les cheminots américains risquaient de se mettre en grève. La revendication la plus importante était celle des congés maladie payés. Ils ont un pouvoir énorme, car le chemin de fer de marchandises aux États-Unis est central pour l’industrie et le commerce de détail. Mais ils n’ont pas réussi à faire la grève. Les distances géographiques entre les travailleurs sont si grandes qu’il n’y a pas eu de rassemblements de masse. De nombreux travailleurs ont été embauchés de manière ciblée par les groupes ferroviaires dans des régions conservatrices ; les groupes ont pu corrompre les démocrates ; il y a trop de syndicats indépendants. Une grève aurait dû s’attaquer directement à la loi Taft-Hartley de 1947 sur les briseurs de grève et violer une ordonnance gouvernementale du Presidential Emergency Board, une institution créée en 1934 spécialement pour empêcher les grèves dans l’industrie aéronautique et ferroviaire. Cela aurait été une confrontation exacerbée avec l’État – une épreuve de force dont la majorité des travailleurs ne voulait pas.

Luttes salariales en Europe de l’Ouest

« Ce n’est pas le moment de mener des débats de fond sur la critique du capitalisme ».
Yasmin Fahimi, présidente de la Confédération allemande des syndicats (DGB), le 28 décembre 2022.

Dans une situation de diminution générale des salaires réels et d’augmentation de l’endettement privé, les gouvernements réagissent en augmentant les salaires des catégories les plus basses (par exemple en relevant le salaire minimum), les entrepreneurs en versant des sommes importantes en une seule fois. Du côté des travailleurs, il y a des menaces de grève, des grèves d’avertissement de deux à 24 heures et des grèves contrôlées par les syndicats. La simultanéité et l’ampleur sont impressionnantes – la force de frappe qualitative ne l’est pas encore. Même les interdictions de grève dans les secteurs vraiment sensibles pour le capital ne peuvent pas encore être surmontées par les travailleurs – comme par exemple contre les cheminots américains. Quelques grèves sauvages, comme celle des travailleurs sur les plateformes pétrolières au large des côtes britanniques, restent des exceptions. Ils ont créé un comité de grève et veulent se préparer à d’autres arrêts de travail. Les entrepreneurs menacent de licencier. Les syndicats estiment que leurs bonnes relations avec les entreprises sont menacées.

Mais l’extension quantitative est énorme. Au Portugal, par exemple, les plus grandes manifestations et arrêts de travail depuis la fin de la dictature en 1974 ont lieu – 150 000 enseignantes manifestent pour obtenir des augmentations de salaire, ainsi que le personnel du secteur de la santé et des milliers de cheminots du transport de voyageurs ont cessé le travail – en un jour, 99% des liaisons ferroviaires ont été interrompues. En Espagne également, une mobilisation est en cours depuis plus d’un an dans le secteur de la santé pour des salaires plus élevés et davantage de personnel, où plusieurs centaines de milliers de travailleurs sont descendus dans la rue lors de journées d’action.

Même l’Autriche a connu une petite « grève générale d’avertissement » fin novembre. Cheminots, personnel hospitalier, brasseries, A1 Telekom… La grève de 24 heures des 40 000 employés des chemins de fer autrichiens pour des salaires plus élevés a suscité la sympathie de la population. Des grèves des travailleurs des transports ont également eu lieu en Suède, en Belgique (aviation, chemins de fer) et en Italie (transports publics).

La vague de grèves dans le secteur tertiaire en Grande-Bretagne

C’est en Grande-Bretagne que beaucoup de choses sont allées le plus loin : la crise de la politique, l’attaque contre la classe ouvrière, l’inflation, la récession, les programmes d’austérité et la menace permanente sur les retraites – mais d’un autre côté, les grèves et les campagnes de gauche (Enough is enough, Don’t pay…). Les syndicats sont engagés dans une épreuve de force avec le gouvernement, un peu comme à la fin des années 1970.

Les gouvernements sont poussés par les événements. Rishi Sunak a remplacé « In-Liz-we-don’t-Truss » au poste de Premier ministre le 25 octobre 2022, après seulement 50 jours. L’ancien banquier de Goldman Sachs, gestionnaire de fonds spéculatifs et député britannique le plus riche de tous les temps n’est pas non plus synonyme de proximité avec le peuple. Fin janvier 2023, il a lutté contre une énorme vague de grèves. Le 1er février, plus d’un demi-million de travailleurs se sont mis en grève contre une loi anti-grève qu’il avait portée. La loi sur les niveaux de service minimum est une réponse directe aux grèves syndicales massives de l’année dernière et doit s’appliquer aux services de santé et de secours, aux établissements d’enseignement, aux transports, à la protection des frontières et aux centrales nucléaires. Ceux qui refusent le service minimum peuvent être licenciés. Tandis que cette loi est poussée à travers les instances, une autre loi de répression a été rejetée mi-février par la Chambre des Lords. Elle devait notamment permettre à la police d’arrêter des manifestants pour « marche lente ».

Les travailleurs se mettent en grève principalement pour obtenir des augmentations de salaire. Les salaires des enseignants, en particulier, ont fortement baissé ces dernières années ; dans le secteur de la santé et dans le service public également, les bas salaires et la pénurie de personnel poussent les gens à se mettre en grève.
40 000 enseignants ont adhéré à l’Union nationale de l’éducation pour pouvoir participer à la grève du 1er février. Au total, 500 000 employés du secteur public se sont mis en grève, dont 70 000 employés de 150 universités, des conducteurs de train, des chauffeurs de bus, des gardes-frontières, … 85 % des écoles et des universités étaient fermées, 90 % des liaisons ferroviaires étaient interrompues. Les 6 et 7 février, 300 000 employés du National Health Service ont fait grève, un nombre jamais atteint auparavant. Le syndicat des fonctionnaires Public and Commercial Services Union a boycotté les vols d’expulsion vers le Rwanda. Même les employés des ministères ne savent plus s’opposer aux programmes d’austérité que par des arrêts de travail. Le 13 février, l’entreprise de bus Abellio a promis à 1800 conducteurs londoniens une augmentation de salaire de 18 % après des grèves persistantes.

Au sein des syndicats, il existe toutefois aussi des forces qui brisent les grèves. Alors que des militants du syndicat postal CWU sont licenciés, des membres d’UNITE mettent à disposition des personnes d’autres secteurs pour distribuer des lettres et des paquets pendant les grèves du CWU. Le CWU lui-même est considéré comme plutôt combatif, mais il a déjà annulé deux fois des grèves peu avant qu’elles ne commencent. Et le secrétaire général du TUC, Paul Nowak, exclut une grève générale, car cela serait contraire à la loi.

Malgré tout, de plus en plus de gens voient les syndicats d’un bon œil ; ils obtiennent l’approbation parce qu’ils mobilisent. Dans les syndicats britanniques, les forces de gauche sont plus fortes qu’auparavant. Et une majorité de la population soutient les travailleurs.

France : Macron a besoin d’argent pour l’armée

Les manifestations ouvrières ont été parmi les plus importantes du pays l’année dernière (2022). En 2022, les ouvriers des raffineries françaises et du port de Marseille se sont mis en grève pour réclamer des salaires plus élevés et critiquer les bénéfices exorbitants des groupes pétroliers et gaziers.

Fin janvier 2023, deux millions et demi de personnes sont descendues dans la rue à 240 endroits pour protester contre la réforme des pensions. Des chauffeurs de bus, des employés d’hôpitaux, des enseignants et leurs élèves ainsi que d’autres travailleurs, principalement du secteur public, ont scandé « Des super retraites au lieu de super-profits ! » (Bernard Arnault, PDG du groupe de produits de luxe LVMH est depuis la pandémie l’homme le plus riche du monde avec une fortune de 200 milliards de dollars). Les transports publics et l’enseignement étaient à l’arrêt. Les travailleurs des raffineries ont à nouveau cessé le travail. Les employés des fournisseurs d’énergie ont organisé la gratuité du gaz et de l’électricité pour les pauvres, les écoles, les jardins d’enfants, les installations sportives, les universités, etc. Le 7 mars, encore plus de personnes sont descendues dans la rue, plusieurs centaines de milliers rien qu’à Paris. Des rassemblements ont eu lieu dans 270 endroits. Différents syndicats et ONG organisent ensemble des grèves et des manifestations. Les travailleurs sont en grève sur le Rhin (éclusiers), dans les chemins de fer, dans les transports urbains, dans les raffineries et dans les centrales électriques. Les travailleurs des centrales maintiennent l’approvisionnement en électricité pour les ménages, ils bloquent l’exportation d’électricité. Jamais la France n’avait connu un mouvement de masse aussi important.

Depuis 1993, plusieurs gouvernements ont tenté de prolonger la durée de vie active. En 1995, des grèves massives ont empêché cela. La dernière a été interrompue lors de la pandémie. Macron veut maintenant augmenter l’âge minimum légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans d’ici 2030. Les personnes qui n’auront pas cotisé toutes les années requises à cet âge ne toucheront qu’une retraite avec décote. Jusqu’à présent, le nombre d’années de cotisation est de 41,5, mais il devrait passer à 43 d’ici 2027. Les personnes qui ont été plus longtemps au chômage – surtout les femmes et les personnes formellement moins qualifiées – seront désavantagées.

Macron tente de dresser les jeunes contre les vieux et invente toutes sortes de déficits horribles des caisses de retraite si la réforme n’aboutit pas. Mais la retraite est une partie du salaire et doit donc être payée par les entrepreneurs ! De plus, il n’y a pas de problème de financement des caisses de retraite. Jean Pisani-Ferry, un économiste influent proche du gouvernement, a très clairement désigné l’objectif de la « réforme des retraites » : « La France est aujourd’hui confrontée à une nette aggravation de son déficit budgétaire. Nous devons à la fois investir dans l’éducation, la santé, la transition écologique, la réindustrialisation et la défense (les armées disposeront de 413 milliards d’euros entre 2024 et 2030, soit un tiers de plus que la précédente loi de programmation [militaire], pour ne citer que les principales priorités). … La solution consiste à réduire la part des dépenses de retraite dans le produit intérieur brut (PIB) et à augmenter à cette fin le taux d’emploi des seniors « .

 

Allemagne

En Allemagne, les salaires réels ont baissé en 2022 pour la troisième année consécutive. Entre-temps, ici aussi, les syndicats abordent désormais les conflits tarifaires avec des revendications parfois à deux chiffres – avec des grèves d’avertissement annoncées de plusieurs heures, pour une journée au maximum. La pénurie de main-d’œuvre aidant, cela suffit pour obtenir d’assez bons accords. Après une grève d’avertissement de 24 heures, les quelque 2000 employés des entreprises Swissport, Airline Assistance Switzerland et WISAG à l’aéroport de Berlin ont obtenu entre 12 et 19,5 % d’augmentation de salaire.
A la Poste, Verdi a exigé 15 % d’augmentation pour les 160 000 employés tarifés. Là aussi, la moitié de la population a soutenu les grèves. Dans toute l’Allemagne, 2,3 millions d’envois de colis ont été annulés lors d’une grève d’avertissement le 20 janvier 2023, soit environ un tiers du volume quotidien moyen. Dans le secteur du courrier, 13 millions n’ont pas été distribués, soit environ un quart du volume quotidien. Pourtant, 16 700 travailleurs, soit un tiers de ceux présents ce jour-là, ont fait grève. Des grèves efficaces contre le patronat ont une autre allure – par exemple lorsque seulement un cinquième fait grève, mais que la moitié des envois est annulée.

Début mars, Verdi a annoncé 45 000 nouvelles adhésions au syndicat pour janvier et février 2023, un record depuis sa création en 2001. Un grand nombre de ces nouveaux membres travaillent à la Poste. Deux jours plus tard, 86 % des employés de la poste ont voté pour une grève illimitée. Trois autres jours plus tard, Verdi et la Poste sont parvenus à un accord. La convention collective doit être valable deux ans. La première année, elle prévoit un versement unique de 3000 euros exonéré d’impôts, la deuxième année une augmentation fixe de 340 euros sur le salaire mensuel. Les bas salaires, qui emploient le plus grand nombre de personnes, en profiteront davantage. Il faut toutefois garder à l’esprit ce qui suit : pour 2022, la Poste obtient 8,4 milliards d’euros de bénéfices. Si les 160 000 employés reçoivent 3000 euros la première année, la Poste paiera 480 millions d’euros, soit 5,7 % de son bénéfice annuel (et elle a déjà annoncé des « bénéfices records » au cours des trois dernières années). Si seulement la moitié des bénéfices était répartie entre les 600 000 collègues dans le monde, cela représenterait 14 000 euros par personne. Ceci uniquement à titre d’indication pour motiver le rejet de l’accord.

La grève du personnel d’aéroport du 17 février 2023 a également été révélatrice de l’efficacité de la grève : plus de 2 000 vols ont été annulés et 295 000 passagers n’ont pas pu prendre l’avion. Dans les grands aéroports de Hambourg, Munich et Francfort, aucun service de passagers n’a été assuré normalement. À Francfort, même les conducteurs de tramway et de métro ont cessé le travail. Gitta Connemann, belliciste et présidente de la « Mittelstandsunion » (l’association CDU qui défend les intérêts des entrepreneurs), s’est immédiatement prononcée en faveur d’une interdiction légale des grèves. La grève aurait empêché quelques participants à la « conférence sur la sécurité » d’arriver à temps à Munich. Il s’agit là d’une « question de vie ou de mort pour les habitants de l’Ukraine ». Poutine « se réjouira » de la grève, a-t-elle déclaré dans le journal BILD. Verdi avait même annoncé à l’avance que les vols pour la conférence de guerre à l’aéroport de Munich seraient exclus de la grève !

 

Une focalisation sur les salaires ?

Les travailleurs et les travailleuses dont les salaires sont traditionnellement plus élevés, comme ceux de l’industrie métallurgique et électrique, les cheminots (permanents) et les personnes travaillant dans le secteur portuaire (non délocalisé) obtiennent des améliorations matérielles même avec des augmentations de salaire légèrement inférieures au taux d’inflation, car, en termes relatifs, ils doivent dépenser nettement moins pour les facteurs d’inflation que sont l’alimentation, l’énergie, le logement, etc. Exemple d’un docker hambourgeois travaillant dans l’exploitation de conteneurs : le montant absolu de l’augmentation salariale mensuelle de 4,8 % à 5000 euros bruts de salaire de base par mois, plus autant d’indemnités pour les week-ends, l’équipe de nuit, … à partir du 1er juillet 2022 est corrigé de 480 euros bruts. Cela compense les augmentations de prix. S’y ajoutent 2200 euros en tant que paiement unique. (Les entrepreneurs et les syndicalistes ajoutent le paiement unique à l’augmentation de salaire ayant une incidence sur la grille – et arrivent ainsi à une moyenne de 9,4 %).

La panique de certains chercheurs en économie et entrepreneurs (« Spirale prix-salaires !! ») vient du fait que les mobilisations de grève actuelles réduisent l’énorme secteur à bas salaires avec lequel ils ont si bien réussi au cours des dernières décennies (dans le même temps, les salaires augmentent d’ailleurs plus que la moyenne en Hongrie et en Pologne, deux pays importants pour les entreprises de production allemandes délocalisées). Des apologistes du capital pas si fous que ça voient en revanche même une certaine nécessité de faire grève pour qu’un peu de normalité capitaliste revienne enfin : « Pas de grève n’est pas une solution. Au contraire : il faut davantage de grèves pour qu’à l’avenir les avions décollent encore, que le courrier soit livré à domicile et que le train amène les gens au travail.  » « Enseignants, revendiquez ce qu’est une bonne éducation et ce dont elle a besoin. Montrez aux enfants que s’engager ensemble pour une cause est important et apporte quelque chose. Arrêtez enfin le travail « , car les grèves rendent les salaires plus élevés et les emplois à nouveau « attrayants ». Cela permettrait d’éviter les annulations de transports publics et les classes surchargées en raison du manque de personnel.

Mais la focalisation sur les salaires est aussi la raison pour laquelle les luttes ont été décevantes sur le plan politique. Elles n’ont pas pris d’ampleur et il n’y a pas eu de moment fort où les travailleurs et les travailleuses ont montré comment ils imposaient leurs intérêts aux entreprises. Il n’y a presque pas eu de solidarité internationale. Les dockers du nord de l’Allemagne se sont fait interdire leurs grèves par la justice en été 2022, juste au moment où les dockers anglais de Felixstowe et Liverpool commençaient à se mettre en grève. On a bien vu ici comment des salaires plus élevés et le syndicat ont un effet stabilisateur sur le système. En effet, les embouteillages déjà massifs à l’époque dans le transport maritime mondial se seraient encore accentués et auraient mis les entrepreneurs sous une pression efficace – il y aurait eu bien plus que des salaires plus élevés : plus de personnel, moins d’heures, moins de travail de nuit et de week-end, un droit de regard sur les investissements – ce qui serait justement important face à la menace d’automatisation.

Début février 2023, le syndicat allemand des chemins de fer et des transports (EVG) a entamé les négociations collectives avec une revendication de 12 % et au moins 650 euros de plus par mois. Pour les catégories salariales inférieures, cela représenterait plus de 30 %. La nouveauté est que l’EVG ne négocie pas seulement avec la Deutsche Bahn, mais aussi avec une cinquantaine d’autres entreprises ferroviaires. Théoriquement, davantage de travailleurs pourraient cette fois-ci faire grève. Comme dans les ports maritimes, le secteur ferroviaire est confronté à un manque de personnel et à des plans d’automatisation. Ici aussi, les revendications devraient donc être élargies !

 

La classe ouvrière doit mener le combat

Nils Minkmar voit en France une lutte pour « le sens de la vie », pour le droit à la paresse. Le mouvement se considère lui-même comme un précurseur mondial dans cette lutte.

Les entrepreneurs ont peur de ces « luttes politiques ». Lorsque, le 3 mars 2023, les grèves de Verdi dans le secteur public ont eu lieu en même temps que des manifestations de Fridays for Future, le directeur général de la Fédération des associations patronales allemandes, Steffen Kampeter, y a vu une « dangereuse transgression ». Et le député CSU Stephan Stracke a déclaré : « Si Verdi descend maintenant dans la rue en même temps que Fridays for Future, c’est un mélange dangereux de conflit social et de revendications de politique générale ».

En réalité, des millions de travailleurs et de travailleuses font justement de nouvelles expériences collectives dans le conflit contre leurs exploiteurs. La majorité de la société sympathise avec les grévistes. Tout le monde veut un système de santé et d’éducation qui fonctionne, avec un personnel qui a la tête et les mains libres pour les patients et les élèves et qui n’est pas constamment stressé par le « coût de la vie » et par le travail. Tout le monde veut des trains et des ports sûrs et une vie digne après le travail.

Nous ne pouvons surmonter la « crise écologique » (conditions météorologiques extrêmes, disparition d’espèces, sols abîmés, … ) que contre les intérêts de profit des entreprises. Les travailleurs et les travailleuses savent ce qu’il faudrait pour améliorer l’agriculture et la production alimentaire. Les travailleurs et les travailleuses jouent un rôle central, non seulement parce qu’ils et elles produisent par leur travail les marchandises qui rapportent des bénéfices aux entrepreneurs et reproduisent ainsi les rapports capitalistes, mais aussi parce qu’ils et elles ont le savoir-faire pour faire ce qu’il faut pour permettre à notre société de fonctionner.

Où sont les travailleurs de l’industrie ?

Les grèves ont surtout lieu dans le secteur des services, qui est très riche en emplois. Les entrepreneurs et les États supportent plus longtemps de telles grèves massives parce qu’aucune installation n’est endommagée et parce qu’il n’y a pas de dépendance directe dans les étapes ultérieures de la production.

La situation est similaire dans les entrepôts et les centres de distribution. Par exemple, Amazon livre toujours la majorité de ses marchandises sans problème. La très grande majorité des arrêts de travail sont très courts et contrôlés par le syndicat. Jusqu’à présent, la force de frappe des mobilisations et des grèves reste plutôt de la propagande syndicale – tout comme la plupart des rapports rédigés par les syndicats sur l’exploitation et la surveillance. Ces rapports servent à affirmer l’importance d’un syndicat. Amazon est devenue une entreprise capitaliste qui doit désormais payer de meilleurs salaires à ses travailleurs et travailleuses. Si l’on parle avec des travailleurs ou des travailleuses d’Amazon, on constate qu’ils sont nombreux à être contents de gagner plus que la moyenne pour la région ; en outre, ils pourraient s’organiser en syndicats s’ils le souhaitaient.

Bien sûr, des salaires plus élevés et le droit de s’organiser sont aussi le résultat des luttes et de la pression exercée par la base. De nombreux militants de gauche espèrent que la lutte contre Amazon donnera naissance à un vaste mouvement de classe venant d’en bas et qui se généralisera. Pour cela, il faudrait que les travailleurs développent des besoins qui vont au-delà de l’augmentation des salaires et de la réduction du stress. Et il faudrait alors qu’ils sortent des structures contrôlées par le haut de Verdi (Allemagne) et de Teamsters (Etats-Unis).

Jusqu’à présent, il n’y a nulle part de grèves auto-organisées qui représentent une menace sérieuse pour « le système ». Dans les pays où les grandes grèves ont lieu dans le secteur des services, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut a diminué au cours des dernières décennies. Mais la question du « pouvoir révolutionnaire » n’est que partiellement une question de données économiques ou de majorité. L’importance des secteurs de l’énergie, de la chimie, de l’acier et de la logistique industrielle ne s’exprime pas toujours en termes de PIB ou d’emploi total, mais plutôt en termes de processus de production combinant certaines compétences spécialisées des travailleurs et travailleuses et de biens qu’ils produisent et sans lesquels d’autres secteurs resteraient à l’arrêt. Le battage médiatique autour de la hausse des prix du gaz et de la menace d’un arrêt de la production chez BASF à Ludwigshafen a montré à quel point ces travailleurs et travailleuses sont « importants pour le système ». L’agriculture, l’industrie pharmaceutique, l’industrie des matières plastiques, l’industrie automobile, l’industrie textile et l’industrie des biens de consommation manqueraient immédiatement de matières premières essentielles.

Tant que des secteurs moins importants pour le mode de production capitaliste sont touchés, tant que les entreprises se préparent à des grèves et peuvent en supporter la durée, elles peuvent laisser passer la vague. Et les syndicats se concentrent sur les branches à fort taux d’emploi, car ils espèrent y obtenir davantage de nouvelles adhésions. Ils laissent les travailleurs (participer) tant que les luttes restent immanentes au système et « apolitiques », qu’il n’y a pas de liens interprofessionnels et transnationaux ou de tactiques de grève efficaces, qu’il n’y a pas d’organisation hors du contrôle des syndicats et encore moins de « débats de fond critiques du capitalisme ».

Dans les conflits actuels, des idées apparaissent quant à la manière dont les choses devraient se dérouler. En 2022, juste après le début de la guerre en Ukraine, des cheminots de Russie et de Biélorussie ont commencé à saboter des installations de signalisation et des voies ferrées utilisées pour le transport de troupes et de matériel de guerre russes. En Israël, des militaires refusent de participer à des exercices et à des combats au motif qu’ils ne veulent pas servir une dictature. En Grande-Bretagne, nombreux sont ceux qui demandent la fin générale des privatisations. Mick Lynch, le secrétaire général de l’Union of Rail, Maritime and Transport Workers britannique, évoque en outre la nécessité d’une lutte plus large : « La résistance doit être plus grande que mon syndicat. Seuls, nous ne pouvons rien faire ». Même son de cloche de Ross Grooters, technicien ferroviaire et membre du Railroad Workers United américain : « Des grèves à tour de rôle, imprévisibles, comme dans le secteur aérien, quand ils font par exemple la grève de l’aéroport central d’Atlanta. Cela perturbe tout le système. C’est quelque chose que nous pourrions également essayer dans les chemins de fer. Ma vision est une transformation de la lutte des cheminots en une lutte de classe plus large ».

Et il en a bien besoin ! La bourgeoisie mondiale est aussi destructrice, plus criminelle et plus dangereuse qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Et le prolétariat mondial se bat, selon les possibilités locales, de la même manière que dans les années 1960 – même si Internet permet une diffusion plus rapide et plus large des informations. C’est le moment de mener des débats de fond sur la critique du capitalisme ! Pas de considération pour l’économie et l’État ! Les travailleurs dans les manifestations en France ont tout à fait raison : « L’heure est grève ! »

 

Traduction de l’article « Die Lage ist ernst – Zeit zu streiken! » paru dans la revue Wildcat n°111